Ecole, Conférence
Penser avec les mains
Le à
Une conférence de Pierre Parlant à l'ESADTPM, en salle audiovisuelle.
« "Penser avec les mains", la formule a sûrement de quoi déconcerter. Nous avons tellement pris l'habitude de considérer que l'acte de penser suppose nécessairement la neutralisation de toute implication du corps, du sentir, du toucher, du prendre ou du lâcher. Un peu comme si l'intelligence, pour être pleinement efficace, devait sacrifier le mouvement et la sensation dans ce qu'ils ont de plus matériellement, de plus concrètement déterminé. Comme si elle ne pouvait déployer sa souveraineté qu'en consentant à se hisser « hors-sol ». C'est d'ailleurs pour cela que nous ne cessons — l'école en est l'opérateur le plus appliqué et le plus redoutable — de cautionner un prétendu départ entre ce qui relève du manuel, d'une part, et de l'intellectuel, de l'autre.
Or cela n'a pas grand sens. C'est oublier en effet que lorsque nous pensons — cela renvoie aussi bien à l'invention des outils du paléolithique qu'à celle des innovations technologiques les plus actuelles —, nous le faisons toujours en engageant notre être tout entier, en sollicitant donc aussi bien notre sensibilité que notre faculté d'abstraction, en mobilisant notre présence physique tout en demeurant attentif à celle de notre environnement, en trouvant des ressources intuitives dans notre mémoire tout en relançant notre puissance imaginative. Ce qu'il faudrait donc dire, c'est que sans expérience, il n'y a pas de penser, que sans appréhension effective du réel — saisir est originellement un acte de la main —, pas l'ombre d'un concept.
Les artistes le savent. Leur activité consiste avant toute chose à se confronter à la réalité matérielle dans ce qu'elle a de plus immédiat, de plus résistant, de plus convenu, de plus rétif, souvent de moins docile. Et c'est ainsi que contre toute attente le corps lui-même se met à penser. Les sens sont aux aguets. La pensée les irrigue. La main, outil premier, tâtonne, explore. L'être se met à toucher avec les yeux autant qu'il voit avec la main lorsque celle-ci s'empare de ce qui donne peu à peu consistance à l'idée. Peu importe alors qu'elle tienne un burin, un stylo, qu'elle frôle un clavier ou une commande digitale. Les doigts suivent le profil de la matière ou tapotent l'écran de la tablette. Dans tous les cas, des figures mentales apparaissent. Percevoir, saisir, agencer, composer, ajuster, entre autres verbes possibles, désignent ici l'agir complexe, réel et symbolique, qui permet d'inventer des formes — l'art n'est rien dès lors qu'il s'en écarte —, c'est-à-dire finalement de nouvelles façons de sentir et de penser le monde. »
Pierre Parlant est écrivain, poète, agrégé de Philosophie. Il a fondé et dirigé la revue de littérature et de philosophie Hiems de 1997 à 2003 (11 livraisons).
Lauréat de la Mission Stendhal en 2010 (séjour au Nouveau-Mexique et en Arizona sur les traces d'Aby Warburg en pays Hopi).
A bénéficié d'une résidence d'écriture de six semaines à Beyrouth (avril-mai 2015) à l'invitation du Centre international de poésie de Marseille et de la Maison internationale des écrivains du Liban.
Cette conférence en partenariat avec les éditions Plaine page a lieu à l’occasion de la parution de GPS n°9 (Gazette Poétique et Sociale) "Penser avec les mains", placée sous la direction de Pierre Parlant.